Grand reportage - France-Cameroun: comment le tueur de l’indépendantiste Félix Moumié a échappé à la justice

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Le 3 novembre 1960, l’indépendantiste camerounais Félix Moumié, meurt dans un hôpital de Genève, des suites d’un empoisonnement. Suspect numéro 1 : l’espion français William Bechtel, ancien soldat héros de la Résistance, devenu réserviste des services secrets. Les preuves qui l’accusent sont nombreuses, mais la justice suisse conclut à un non-lieu. Comment le soldat Bechtel a-t-il été sauvé ? 60 ans après, RFI a enquêté et fouillé les archives. (Rediffusion du 3 novembre 2020) C’est un soir d’automne, à Genève, le 15 octobre 1960. Félix Moumié remonte une ruelle pavée de la vieille ville. Et pousse la porte d’un restaurant chic, le Plat d’Argent, où il a rendez-vous pour dîner. L’homme qui l’a invité s’appelle William Bechtel. Il se présente comme journaliste proche des milieux auticolonialistes, et a déjà approché le leader indépendantiste au Ghana quelques mois plus tôt. Félix Moumié préside l’UPC, l’Union des populations du Cameroun, fer de lance de la lutte anticoloniale dans le pays. En janvier 1960, le Cameroun, a officiellement accédé à l’indépendance. Mais pour l’UPC, elle n’est que de façade. Le parti conteste la légitimité du nouveau président Ahmadou Ahidjo adoubé par Paris. La guerre que livre la France du général de Gaulle à l’UPC depuis 1955 se poursuit. Genève, réputée neutre en ces temps de guerre froide, est la cité refuge de nombreux leaders anticolonialistes. Félix Moumié y séjourne pour nouer des contacts, récolter des fonds, des soutiens, et des armes. Il cherche aussi à gagner en visibilité. William Bechtel le sait et lui promet interviews et articles sur la résistance qu’oppose son parti. Mais le prétendu journaliste est en fait un agent secret. Au cours du dîner, Félix Moumié est empoisonné au thallium, versé dans son Pernod. En cet hiver 1960, le leader camerounais fait peur à la France. « Son action diplomatique dérange », raconte l’historienne Karine Ramondy (1), auteure d’un ouvrage sur le sujet. Paris qui poursuit ses massacres, veut en « finir » avec l’UPC, et voit d’un mauvais œil l’activisme de cet « agitateur médiatique », qui profite de son exil forcé pour tisser des liens avec la Chine, le Ghanéen Kwame Nkrumah et le Congolais Patrice Lumumba. À la différence d’Um Nyobè, reclus dans le maquis des forêts camerounaises - où la France l’assassine en 1958 -, Félix Moumié voyage beaucoup, pour tenter de légitimer le combat de son parti à l’international. Il s’apprête même à lancer un gouvernement camerounais provisoire. « C’est l’homme à abattre », conclut l’historienne. ► À (ré)écouter : Leaders assassinés, de Lumumba à Um Nyobe Le piège : du thallium dans le Pernod Mais le plan ne se passe pas comme prévu. Le lendemain du dîner, Félix Moumié a prévu de s’envoler pour Conakry. C’est là seulement, en théorie, que doivent apparaître les premiers symptômes de son empoisonnement, loin de toute police scientifique et de la Suisse. Mais Félix Moumié tombe malade la nuit-même : paralysie et sensation de froid. Il fonce à l’hôpital. L’avion qui devait le conduire en Afrique part sans lui. En l’apprenant, William Bechtel disparait précipitamment. Pour Felix Moumié, c’est le début d’une longue et douloureuse agonie, qui s’étire jusqu’au 3 novembre. Avant de sombrer dans le coma, l’indépendantiste, médecin de formation, a réussi à alerter l’interne de garde dans un ultime moment de lucidité : « Thallium »,  « Empoisonnement », « Main rouge », le nom donné à « La machine à tuer des services français » de l’époque. Quelques jours plus tard, dans un entretien accordé à la RTS, la télévision suisse, Ernest Ouandié, compagnon de lutte de Félix Moumié, met en cause publiquement Paris dans ce crime : « Le gouvernement français porte une lourde responsabilité. C’est de ce côté-là qu’il faut chercher. Nous détenons des preuves que nous ferons valoir en temps opportun », assène-t-il. L’interview sera censurée. Le rôle trouble de « Madame X » L’enquête de la police genevoise débute le 31 octobre, quinze jours déjà après l’empoisonnement. Trop tard pour interroger Félix Moumié. Elle va d’abord s’intéresser au rôle jugé trouble d’une certaine Liliane Frily, baptisée « Madame X » dans les journaux de l’époque. À l’hôpital, cette jolie brune s’est présentée comme la « femme » de Félix Moumié. Il s’agit en fait d’une prostituée, rencontrée dans un bar au mois d’août, selon un rapport de police. C’est dans sa chambre que l’indépendantiste passe la nuit qui suit l’empoisonnement, au 44 rue des Pâquis, au Pacific, un hôtel de passe. Durant le séjour suisse de l’indépendantiste, elle est vue partout à ses côtés, raconte Frank Garbely, réalisateur d’un documentaire sur cet assassinat, sorti en 2008 (2) : « Ils ont passé plusieurs jours à Gstaad, un endroit pour touristes riches à l’époque, mais sont allés aussi à l’ambassade de Chine, à l’ambassade de l’Allemagne de l’Est à Berne et il a passé toute une semaine à aller rencontrer des gens pour acheter des armes. Chaque fois, elle était là », raconte-t-il, étonné que l’indépendantiste qui se savait pourtant bien menacé, accorde une telle confiance à cette jeune prostituée. « Je considère que c’est une faute politique grave , dit-il. Il a mis en danger non seulement sa vie, mais aussi son mouvement. » Selon la police suisse, c’est Liliane que William Bechtel appelle pour fixer le rendez-vous du dîner qui sera fatal à Félix Moumié… Savait-elle alors qu’elle agissait pour le compte des services secrets français ou était-elle manipulée ? L’histoire ne le dit pas. Reste son étonnante reconversion, en directrice d’une clinique privée pour séniors riches, selon l’enquête du réalisateur. « Comment une prostituée des quartiers de misère de Genève a pu se permettre de s’acheter une clinique privée ? D’où vient l’argent ? C’est quand même très trouble », souligne Frank Garbely. ► À (ré)écouter : L’assassinat de Félix Moumié Des preuves accablantes retrouvées au domicile de William Bechtel Ce n’est qu’un mois après l’empoisonnement, le 17 novembre, que le domicile de William Bechtel est finalement perquisitionné, 13 rue du Petit-Senn à Chêne-Bourg, en périphérie de Genève. Du temps s’est écoulé. Bechtel est déjà loin. Mais selon le rapport de police, les enquêteurs font des découvertes édifiantes, la panoplie du parfait espion : une porte dérobée, à l’arrière, permettant d’atteindre facilement la frontière française, des preuves de filatures, notamment des photos, dont l’analyse à l’encre sympathique permet de révéler les cibles que l’agent surveillait et traquait : Félix Moumié mais aussi des responsables du FLN, comme l’Algérien Ferhat Abbas, des documents expliquant comment tuer un homme sans laisser de traces (3). Mais aussi, des petits bouts de thallium, dans la poche de l’un de ses vestons, et des plans évoquant de façon codée mais détaillée, le scénario de l’empoisonnement au restaurant le Plat d’Argent. Bechtel devient officiellement le suspect numéro 1. Le 15 décembre 1960, le juge d’instruction Dinichert lance un mandat d’arrêt international contre William Bechtel. Dans un communiqué, il évoque « de très sérieux soupçons » et « d’importants indices à sa charge ». L’espion était protégé Les archives révèlent aussi que dès 1958, William Bechtel avait été signalé comme dangereux dans le pays (1). En juin 1960, la police de Berne avait même démasqué le faux journaliste dans ses activités secrètes, surpris à épier un avocat bernois, spécialisé dans la défense des indépendantistes algériens. À l’époque,  Berne le signale au chef de la police de Genève, Charles Knecht. Mais les deux hommes sont de vieilles connaissances. L’espion n’est pas inquiété. « Bechtel a bénéficié de sa protection, cela ne fait aucun doute », affirme l’historienne Karine Ramondy. « Il a facilité son évasion, alors que la situation s’était emballée et que William Bechtel risquait d’être arrêté. » Sans surprise, la police française n’est guère plus efficace. Le juge Dinichert la saisit pour retrouver William Bechtel. En vain. Son rapport, consultable aux archives de Berne. « Cela ressemble davantage une forme d’enquête alibi qu’à une véritable investigation , note l’historien Marc Perrenoud. On suit les indications, on va aux endroits où il pourrait se trouver et puis on repart. C’est tout. Pour laisser l’enquête tomber dans l’oubli. » Dans leur livre La Piscine, consacré aux services secrets, Pascal Krop et Roger Faligot affirment qu'il a en fait été « mis au vert » dans une villa sur la Côte d’Azur par les services français. Le dossier aurait pu n’être jamais rouvert, si 14 ans plus tard, en août 1974, William Bechtel n’avait pas commis la maladresse de se rendre en Belgique à une réunion d’anciens combattants. Le mandat Interpol émis en 1960 court toujours. La police belge l’arrête à la frontière. L’espion est extradé en Suisse. L’affaire Bechtel que tout le monde pensait enterrée ressurgit à Genève à la Une de la presse. On s’étonne de l’« allure défaite » de cet homme de 80 ans, « maigre » et « claudiquant ». On note son regard « acéré », sous les apparences d’un paisible retraité. Lui, le chimiste de formation qui, avant de rejoindre les services secrets, s’était illustré par son « dévouement admirable » lors des deux guerres mondiales. Surnommé le « Grand Bill », héros de la Résistance, le 4e homme à rejoindre le général de Gaulle en exil. « Il s’est engagé dans les forces françaises libres le 27 juin 1940. Il va participer à des campagnes très difficiles, campagne de Syrie, de Libye, à Hakeim, en Indochine. Il va aussi participer à l’opération Sussex : parachuté en France le 9 avril 1944, il fournit des renseignements capitaux pour la libération de Rouen, malgré une fracture du col du fémur lors de sa réception au sol. C’est ce qui explique en partie les soutiens dont il va bénéficier par la suite dans ses activités d’honorable correspondant », rapporte Karine Ramondy. « Sauver » le soldat Bechtel Me Marc Bonnant, jeune avocat, commis d’office pour le défendre, comprend vite la valeur du capital soutien dans les réseaux gaullistes et d’ex-combattants dont bénéficie son client qui, s’il s’exprime peu, ne manque jamais au cours des audiences d’arborer à sa boutonnière sa légion d’honneur. Ces soutiens remontent jusqu’au président français de l’époque, se souvient Marc Bonnant : « Valéry Giscard d’Estaing avait accueilli les lettres d’un certain nombre de hauts dignitaires de la légion d’honneur et d’anciens combattants qui ont écrit en disant : "Notre camarade Bechtel est dans les geôles en Suisse, c’est insupportable. C’est un combattant de la première heure". Ces lettres sont arrivées sur le bureau du juge d’instruction et je les ai plaidées en disant "voici l'homme d’honneur que je défends…" », se souvient l’avocat. Dans l’une de ces lettres, les signataires, parmi lesquels Jules Muracciole, secrétaire général de l’ordre de la Libération, dénoncent une « mise en scène destinée, à faire accuser » Bechtel. Sachant qu’il a « la tête bien faite et bien froide », ils ne « peuvent croire », écrivent-ils, « s’il avait été coupable, qu'il ait oublié dans son pavillon de la frontière franco-suisse, un dossier sur Moumié, et, sur son veston, des traces de poison », selon un article du journaliste Vincent Hutter, qui s’en fait l’écho à l’époque. Hasard ou non ? William Bechtel est finalement libéré sous caution en échange de 10 000 francs suisses. Son avocat Marc Bonnant n’a aucune peine à les rassembler. « Ses camarades, ses amis ont agi pour que m’afflue l’argent nécessaire, par l’intermédiaire de dizaines de donateurs anonymes ». La France a-t-elle payé ? « La modestie des sommes rassemblées me donne à croire que ce n’est pas simplement l’État qui a signé un chèque, mais des particuliers suscités, mis en œuvre, par l’État et par des solidarités de lutte et de combat », répond l’avocat. « On imagine qu’il s’agit de personnalités qui avaient un destin commun avec lui, estime l’historienne Karine Ramondy, et qui voyaient dans l'élimination de Félix Moumié un acte patriotique de préservation des intérêts de la France ». La mobilisation des amis de la Libération Dans un livre d’entretien paru en 2008 (4), le Général Aussarresses, ancien membre éminent du SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage), l’ancêtre de la DGSE, ira jusqu’à affirmer que les amis de William Bechtel, survivants du réseau Sussex, avaient élaboré plusieurs plans pour faire évader l’agent secret de sa prison. Mais Bechtel est désormais libre et rejoint sa femme qui l’attend à Paris. Il faut attendre encore 5 ans, pour qu’en 1980, à l’hiver, le dossier arrive enfin devant la chambre d’accusation. William Bechtel risque les assises. Cette fois l’avocat, Marc Bonnant va solliciter « de l’aide » à Paris. Il est reçu par Charles Pasqua, futur ministre de l’Intérieur de Jacques Chirac, et Robert Pandraud, son bras droit. « L’accusation portée contre William Bechtel était d’avoir assassiné Moumié en tant qu’agent secret, et donc d’avoir agi sur ordre des autorités politiques françaises. Il s’agissait d’un assassinat politique », justifie l’avocat aujourd’hui. « Pasqua et Pandraud m’ont répondu qu’ils prenaient la mesure du problème et qu’ils feraient ce qu’ils avaient le pouvoir de faire et qui était légitime qu’ils fissent. Est-ce que cela s’est traduit par des interventions diplomatiques ? Le dossier en tout cas n’en porte aucune trace », avance-t-il. Un dossier dont la justice suisse a longtemps répondu, y compris à la veuve de Félix Moumié, qu'il était « introuvable », et dont elle affirme aujourd'hui qu'il a été « détruit il y a longtemps ». RFI a tout de même obtenu l’intégralité du non-lieu prononcé le 8 décembre 1980… Ce jour-là, la justice genevoise renonce à organiser un procès aux assises pour William Bechtel, faute de preuves selon elle. « J’étais hyper frustré », se souvient Jean-Noël Cuénod, journaliste dans la salle d’audience à l’époque. « J’ai dit à Marc Bonnant. Je ne crois pas un mot de votre histoire. Bechtel, il y est jusqu’au cou. » L’argumentaire qui soutient ce non-lieu a de quoi surprendre. Le juge d’accusation Bernard Bertossa avance entre autres que les services secrets français n’auraient eu « aucun mobile » pour liquider Félix Moumié. « Un mobile, il y en avait ! Ça c’est sûr », s’insurge encore 40 ans plus tard Jean-Noël Cuénod. « L’UPC était vu comme un possible pion très important aux mains des soviétiques, or on est en pleine guerre froide donc il ne fallait pas que le Cameroun tombe dans l’orbite soviétique. » Et le journaliste d’asséner. « Ils n’ont pas voulu le poursuivre. C’est vraiment l’impression que cela donne .» Ce non-lieu doit aussi beaucoup au talent de l’avocat Marc Bonnant. Il parvient à retourner les preuves les plus accablantes retrouvées au domicile de l’agent secret. Le thallium dans ses poches ? Les allumettes contiennent du thallium, en petite dose. Or, Bechtel est fumeur, fait valoir l’avocat qui a épluché toute la littérature disponible sur ce poison mortel. En l’absence de contre-expertise sur ce point, ordonnée lors de l’instruction, une « lacune », reconnaît le juge d’accusation, l’argument de l’avocat l’emporte. Quant au calendrier, il ne colle pas, assure Me Bonnant. Il fournit aux juges une expertise selon laquelle, au vu de la chronologie des symptômes, il serait « hautement improbable » que l’empoisonnement ait eu lieu à la date du fameux dîner au Plat d’Argent. Au sujet du scénario de l’empoisonnement retrouvé chez William Bechtel, sa lecture « laisse à penser que l'action devait être accomplie par le prénommé "Robert" », note le juge. « Or, ce personnage n’est jamais apparu, de sorte que, si plan il y avait, il n'a pas pu être réalisé », écrit-il. Pour Jean-Noël Cuénod, le raisonnement est « un peu rapide ». « On peut très bien retourner l’argument dans l’autre sens en faisant l’objection suivante : peut-être était-il prévu que ce Robert fasse le travail, mais il n’est pas venu pour une raison ou pour une autre. Et c’est peut-être Bechtel qui s’est chargé au pied levé d’empoisonner Moumié, se trompant peut-être dans les doses. » Une erreur dans la dose ? L’hypothèse, avancée dans plusieurs articles de presse à l’époque, expliquerait aussi que les symptômes se soient déclenchés le soir-même et donc la supposée incohérence dans la chronologie. Mais le juge Bertossa passe outre ces interrogations. « Je ne sais si cette ordonnance était juste, mais elle était explicite », assure-t-il à RFI, aujourd’hui retraité. « Maintenant, est-ce que la décision a été juste ou pas historiquement, c’est une autre question. Contrairement à un acquittement, un non-lieu n’est pas une décision définitive. S’il y avait eu des faits nouveaux, on aurait pu y revenir ». Ce ne fut pas le cas. « Dans toute ma carrière, je n’ai jamais subi de pression de qui que ce soit, certainement pas des services secrets français », assure-t-il encore. Dans son non-lieu, il prend tout de même soin de s’étonner dans un étrange exercice d’ironie, que les autorités françaises se soient « curieusement révélées incapables de retrouver la trace » d’un homme qui « figurait parmi les personnes les plus décorées du pays ». « C’est une manière de dire : "on n’est pas dupes. On sait que c’est la France qui l’a protégé" », analyse Jean Noël Cuénod. « Mais alors justement s’il est innocent ? Pourquoi le protéger ? Et pourquoi le juge introduit-il cet élément dans son ordonnance? C’est bizarre ». Bizarre, peut-être, mais Bechtel n’est plus inquiété. Dans la foulée, son avocat Me Bonnant est reçu pour la seconde fois à Paris, invité cette fois « par un parterre de généraux, que des très hauts gradés », raconte-t-il. « Ils m’ont demandé comment me remercier. J’ai répondu par jeu : me donner la légion d’honneur. » Par la suite, l’avocat raconte que Bechtel n’ayant pu obtenir pour lui cette décoration, lui fera parvenir sa propre médaille de Chevalier de la légion d’honneur, obtenue le 22 mai 1945. « Bien sûr, je ne l’ai jamais portée mais je l’ai gardée avec un incroyable attendrissement. » Depuis, les langues se sont déliées. En 2008, Maurice Robert, directeur Afrique des services secrets français à l’époque, partisan revendiqué d’une « solution radicale » au Cameroun, sera pour le moins explicite : « Bechtel s’est accusé d’avoir empoisonné Moumié. Le fait que la Suisse était neutre permettait, je dirais, beaucoup d‘excès. ». Dès décembre 1980, époque du non-lieu, Marcel Le Roy-Finville, patron du SDECE, évoque « l’élimination brutale » de Moumié par le service Action. (5) « Quelques mois plus tard, c’est Paul Grossin, le grand patron du SDECE à l’époque (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage) l’ancêtre de la DGSE, qui raconte en détail la scène de l’empoisonnement. (…) En quelques mots, Jacques Foccart lui-même - alors secrétaire général de l’Élysée aux affaires africaines et malgaches auprès du général de Gaulle - n’avait pas caché sa propre responsabilité, précisant simplement que la décision de tuer Moumié ne provenait "pas spécialement" de lui. », écrivent dans leur ouvrage Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsita (6) « À l’évidence, l’exécution de Moumié était une décision collective qui faisait consensus. Et qui, sans nul doute, avait été avalisée par les plus hautes autorités de l’État français », concluent les deux auteurs. Le général de Gaulle pouvait-il ne pas être au courant ? En 1990, William Bechtel meurt finalement en toute quiétude à l’hôpital du Val de Grace, comme de nombreux grands serviteurs de l’État. L’embarras suisse La Suisse savait-elle ? Et a-t-elle laissé faire ? A-t-elle eu peur qu’un procès ne révèle une complicité ? Aux Archives fédérales de Berne, la consultation de documents diplomatiques témoigne en tout cas de l’embarras dans lequel cette affaire plonge les autorités helvétiques. À l’annonce de la mort de Moumié, les courriers de protestations, réclamant justice pour l’indépendantiste, affluent : Bulgarie, Chine, Égypte, etc. Le bloc de l’Est se mobilise. « Il est indéniable que l’aspect purement pénal de ce meurtre se double aujourd’hui d’un autre aspect », lit-on dans une note diplomatique suisse de l’époque. « Ce meurtre trouve sa projection sur le plan de notre politique étrangère et de nos relations avec les nouvelles républiques africaines. » Durant les premiers mois qui suivent l’assassinat, le juge d’instruction Dinichert, participera d’ailleurs à plusieurs réunions à ce sujet, aux côtés de hauts fonctionnaires. La Suisse, raconte l’historien Marc Perrenoud, « se rend bien compte que si elle ne fait rien, l’image du pays à l’étranger sera gravement atteinte. Donc elle lance des enquêtes pour essayer de montrer que l’on n’assassine pas impunément sur son territoire. Mais elle n’en fait pas non plus un grand procès public, pour ne pas avoir de problèmes avec les puissances coloniales. » C’est de Conakry que viendront les pressions les plus fortes. C’est là aussi que la dépouille mortelle de Félix Moumié a été transférée, le 18 novembre 1960. Ahmed Sékou Touré, l’homme qui avait dit « NON » à de Gaulle, deux années plus tôt, fait affréter spécialement un avion et l’accueille en grande pompe. Il avait accordé l’exil à l’indépendantiste et sa femme. Fin novembre, il déclare à un journaliste « avoir des preuves de la complicité de certaines autorités suisses » dans ce crime. Et proteste contre les maigres avancées de l’enquête. En janvier de l’année suivante, l’ambassadeur de Suisse en Guinée, lui répond par courrier. Il tente tant bien que mal de se justifier : « L’instruction s’est révélée difficile, du fait notamment que les autorités judiciaires ne furent saisies que tardivement et se trouvèrent donc dans l’impossibilité d’interroger la victime. ». L’ambassadeur tente au passage de demander des informations sur ces fameuses « preuves » évoquées par Sékou Touré dont on ne connaîtra pas la teneur. « Cette accusation » de complicité est d’autant plus « regrettable » qu’elle intervient au moment où la Suisse tente d’obtenir la libération d’un dénommé Francis Frichti, un Suisse condamné à 15 ans de prison par un tribunal populaire guinéen pour « complot contre l’État ». « Notre compatriote pourrait bien devenir une sorte d’otage entre les mains des autorités de Conakry et l’enjeu d’un éventuel marchandage », peut-on lire dans un courrier diplomatique. Mais, ce n’est pas tout. En 1960, la Suisse est encore sous le choc d’un scandale, survenu courant 1957. On découvre alors que le pays transmet à la France ses écoutes réalisées à l’ambassade d'Égypte. Le procureur fédéral René Dubois se suicide. Un procès Bechtel aurait de nouveau défrayé la chronique et réactivé le trauma de cette « affaire Dubois ». Une perspective risquée au moment même où la Suisse « décide de s’engager dans des négociations secrètes qui aboutiront aux accords d’Evian ». « Alors qu’avant, on était très réservés à l’égard des indépendantistes algériens - et que les activités des services secrets français avaient pu bénéficier d’une certaine complaisance officielle - au cours de l’hiver 60-61, on est au contraire attentif à ce que la Suisse ait une bonne image parmi les pays décolonisés et donc de faire que la Suisse soit considérée comme un endroit où l’on peut être en sécurité. » Plus surprenante que les protestations de Sékou Touré, sont celles du nouveau président camerounais. En novembre 1960, le président Ahidjo lui-même écrit à deux reprises au président de la Confédération suisse. Une première fois pour se plaindre de ne pas avoir été officiellement informé du décès de Félix Moumié. Une seconde fois, pour exprimer son « étonnement de constater que la dépouille mortelle de Moumié a été livrée au gouvernement de Conakry ». Félix Moumié était certes opposant mais « n’a jamais cessé d’être citoyen camerounais », fait valoir le président Ahidjo. Lui aussi proteste contre sa lenteur de l’enquête dont il réclame même les procès-verbaux. Objectif ? « Disculper le gouvernement camerounais », écrit dans une note un diplomate suisse. Craignant d’être à son tour pointé du doigt dans l’assassinat, la présidence camerounaise renforce son dispositif de sécurité mais va encore plus loin en s’employant à « brouiller les pistes », note l’historien Marc Perrenoud. Une note des services de renseignement suisses à Yaoundé souligne à ce propos en novembre 1960 : « Le président de la République du Cameroun est au fond assez satisfait de la disparition de son ennemi politique. Il redoute cependant d’être accusé de l’avoir fait exécuter et répand les hypothèses suivantes : règlements de compte entre trafiquants d’armes et Moumié ; action punitive du communisme international en vue de liquider un traitre ; simple affaire de femmes. » Quant au contentieux au sujet de la dépouille de Félix Moumié : s’ils la réclament c’est « pour ne pas donner à Sékou Touré des arguments supplémentaires pour dénigrer le colonialisme et un régime - celui d’Ahidjo - que Sékou Touré et d’autres considéraient comme mis en place pour perpétuer le système colonial », analyse l’historien Marc Perrenoud. Le 3 octobre 2004, devant la caméra du réalisateur Frank Garbely, Marthe Moumié, sa veuve, fera une terrible découverte : le catafalque a été profané. Le corps a disparu. Que s’est-il passé ? Le mystère demeure aujourd’hui. « C’est une deuxième mort , estime l’historienne Karine Ramondy.  Moumié n’a pas pu être enterré au Cameroun sa terre natale, parmi ses ancêtres, ce qui pour les Africains représente une tragédie. Cette réunion du corps de la terre et de l’esprit qui n’a pas lieu, fait que l’esprit du défunt hante toujours les vivants. Et que l'on continue à parler de Félix Moumié aujourd’hui encore en 2020, montre que finalement cette entreprise de destruction mémorielle programmée, elle, par contre a échoué. » NOTES : Leaders assassinés en Afrique centrale 1958-1961 : Entre construction nationale et régulation des relations internationales, l’Harmattan, 2020. Mort à Genève (Félix Moumié), film documentaire de Frank Garbely, 2008, disponible sur le site dailymotion.com « Dans un cahier personnel saisi par la police suisse le 17 novembre 1960 à son domicile : "Je sais briser la nuque d’un homme sans qu’il ait le temps de crier. Je sais tuer. Mais j’ai l’air inoffensif". Cette phrase en dit long sur le personnage. », rapporte dans son ouvrage Karine Ramondy Je n'ai pas tout dit, Ultimes révélations au service de la France, Paul Aussaresses et Jean-Charles Deniau, éditions du Rocher, 2008. SDECE Service 7. L'extraordinaire histoire du colonel Le Roy-Finville et des clandestins, Philippe Bernert, Presses de la Cité, 1980. Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique, 1948-1971, Thomas Deltombe, Manuel Domergue, Jacob Tatsita. Éditions La Découverte, 2011.